La suite…
L’O.V.N.I. …
Ces années soixante, surtout en seconde partie, étaient exceptionnelles en matière de création artistique. La littérature, les Arts, le cinéma, la Bande dessinée étaient eux aussi attrayants, beaucoup de choses nouvelles nous interpellaient et la musique quant à elle évoluait de belle manière.
Les esprits s’ouvraient à d’autres cultures et, curieux de tout, nous découvrions, au-delà de la musique dite pop ambiante, des styles différents dont nous n’avions pas ou peu connaissance et qui souvent nous intéressaient à leur tour. Nous avions une envie d’écoute de tous ces disques qui proposaient des choses qui nous émouvaient. Pas seulement dans le cadre de nouveautés mais d’anciennes productions également, des musiques qui s’avéraient parfois être à l’origine de ce que nous entendions habituellement.
Nous étions un petit groupe de passionnés qui échangeaient, partageaient les connaissances et découvertes. L’un d’entre nous, un peu plus âgé, possédait une extraordinaire collection de disques de jazz de styles classique, swing, moderne, expérimental et même free. Je me souviens que nous écoutions religieusement, sans y comprendre grand-chose mais nous suivions, les premiers albums d’Archie Shepp comme
Ju Ju et que nous en étions impressionnés. Même chose pour les disques plus classiques sur lesquels nous trouvions du blues instrumental qui nous ravissait car nous étions tous passionnés par le blues. Ce copain jazzfan était moins au fait de la musique du Swinging London ou de la Californie et nous l’informions sur ces styles comme lui nous éduquais sur d’autres choses. C’était magique.
Les médias ont défini cette période sous le vocable psychédélisme pour diverses raisons que tout le monde connait. La musique qui en résultait s’avérait très élaborée par rapport à ce que nous avions connu précédemment. Les sons changeaient, la longueur des plages des disques s’allongeait, les pochettes devenaient des œuvres picturales et la guitare et ses nouveaux effets spéciaux créaient le son du temps.
Les Beatles avaient ouvert une brèche dans laquelle s’engouffraient joyeusement musiciens, compositeurs, producteurs, maisons de disques, éditions musicales, journaux et revues spécialisés. Les émissions de radio changeaient elles aussi. Je n’écoutais plus
SLC mais le
Pop-Club de José Artur le soir, tard. Par contre, en journée, j’étais la plupart du temps branché sur Radio London, l’une de ces stations dites pirates qui émettaient depuis les eaux internationales au large des côtes britanniques comme Caroline ou Veronica. Ces stations étaient supportées par des publicitaires et diffusaient tous les bons disques plusieurs fois par jour. Bémol à la clé, elles étaient dans le collimateur des autorités officielles anglaises ou hollandaises et les émissions étaient souvent brouillées, le son allait et venait… Qu’à cela ne tienne, on pouvait toujours découvrir de bonnes choses.
C’est à l’écoute de Radio London, qu’un midi que j’étais rentré du bahut pour déjeuner, j’ai été enthousiasmé par
Penny Lane … et sur le moment je n’avais pas reconnu les Beatles ni le titre exact, m’imaginant que la chanson faisait référence à l’ancien Moody Blues, Denny Laine…
C’est sur cette antenne également que je
L’ai entendu
Lui pour la première fois, sans rien connaître du personnage ni du groupe qui l’accompagnait.
Hey Joe m’a littéralement secoué. Jamais encore, je n’avais rencontré un son si puissant, une guitare mirobolante, une voix inhabituelle, une basse vrombissante et un batteur qui jouait de son kit comme d’un instrument en lui-même et non pas pour uniquement marquer le tempo.
Dans la foulée, je
L’ai vu un soir, dans une émission de télévision qui passait de temps à autre avec de la bonne musique ( mais pas en live ). ]Jimi Hendrix, Noël Redding et Mitch Mitchell étaient filmés dans un bois, le guitariste vêtu d’une veste militaire de l’époque des hussards appuyé contre un arbre, tous les trois porteurs de coiffures style afro… C’était une vision totalement inédite. Et toujours ce
Hey Joe qui me chamboulait.
Je me suis précipité chez le disquaire le lendemain pour y acheter un E.P. de 4 morceaux :
Hey Joe/Stone Free/51st Anniversary/Can you see me. Magique ! Le disque tournait sur mon électrophone, tournait, tournait… Il était le sujet de toutes les conversations, des articles dithyrambiques lui étaient consacrés dans la presse rock… et j’ai toujours ignoré, jusqu’à récemment, que Jimi Hendrix Experience, encore balbutiant et pratiquement inconnu, s’était produit pas loin de chez moi…
Dans la foulée est sorti
Purple Haze. Autre chose encore. Des sons incroyables. Des paroles étonnantes comme
‘scuse me while I kiss the sky …
J’ai ensuite découvert le premier album ( qui ne contenait ni
Hey Joe, ni
Purple Haze ) qui demeure un monument du genre. Même aujourd’hui, ce disque n’a pas pris une ride. J’ai encore en mémoire le jour de cet achat. Le tramway que j’empruntais tout le temps pour mes déplacements à la ville ne me paraissait pas rouler assez vite pour me déposer à mon arrêt et me permettre de courir chez moi pour écouter l’album dont je dévorais la pochette des yeux, entourés des autres voyageurs qui devaient me prendre pour un phénomène bizarre. Aucune d’importance.
Are You Experienced ? est un disque hors du commun, un jalon incontournable dans l’histoire de la musique dite rock. Rien n’est de qualité inférieure, tous les morceaux apportent quelque chose en nous montrant de différentes manières à quel niveau élevé étaient déjà les qualités techniques de Jimi Hendrix, compositeur par ailleurs de toutes les chansons dont les titres sortaient eux aussi de l’ordinaire :
Foxy Lady
Manic Depression
Red House
Can You See Me
Love or Confusion
I Don’t Live Today
May This Be Love
Fire
3rd Stone From the Sun
Remember
Are You Experienced ?
Des moments musicaux inhabituels, mystérieux parfois (
3rd Stone From the Sun ), forts, avec un son énorme et des soli de guitare époustouflants.
J’ignore aujourd’hui le nombre d’écoutes dont ce vinyl a fait l’objet sur mon pick-up. Des centaines, sans doute, avec des remises du bras portant le saphir sur des passages bien précis, à tel point que l’album s’est retrouvé craquant, griffé et que j’ai fini par devoir le remplacer.
Dans notre groupe d’amateurs qui nous intéressions à toutes les musiques, nous étions des inconditionnels de Jimi. Nous discutions des morceaux, des envolées instrumentales. Nous comparions les mérites des uns et des autres parmi tous ces groupes que nous suivions de près : Cream, John Mayall’s Bluesbreakers, Pink Floyd, Ten Years After, Soft Machine, Blue Cheer et combien d’autres encore… En effet, cela ne s’arrêtait jamais, tous les jours ou presque de nouveaux ensembles apportaient d’autres sons, d’autres trouvailles : Iron Butterfly, Doors, Procol Harum, Traffic, Moody Blues, Fleetwood Mac, Kinks, Savoy Brown…
Jimi lui déboulait au milieu de tout cela, faisait l’unanimité parmi ses pairs ( et effrayait même par son talent des virtuoses comme Eric Clapton ) et était entré dans mon univers tel un voyageur spatial arrivé sur terre dans son engin encore inconnu…
Sa technique instrumentale unique pour le temps était le fruit d’un don évidemment mais aussi, comme toujours, d’un travail forcené, de mois, d’années de pratiques à titre d’accompagnateur de quantités de vedettes ( qu’il n’était pas encore quant à lui ) tout au long de tournées éprouvantes. Sideman de stars comme B.B. King, Sam Cooke, Solomon Burke, Chuck Jackson, Jackie Wilson, Joey Dee ( vous vous souvenez du film
Peppermint Twist ? ) ou encore Ike & Tina Turner, Little Richard, Curtis Knight…
Son destin changea le jour où l’ex-bassiste des Animals devenu producteur ( il s’occupera plus tard de Slade notamment ), Chas Chandler et son pote Mike Jeffrey ( qui était le manager des Animals) eurent l’idée de génie de faire venir le prodige en Angleterre. C’était parti.
Chas Chandler possédait une importante collection de bouquins de science-fiction dans laquelle était constamment plongé Jimi, un intérêt qui explique peut-être les thèmes et les univers qui constituent la trame de bien des plages enregistrées en compagnie de l'Experience, le groupe mis en place par Chandler et constitué de Noël Redding ( basse ) qui fondera plus tard Fat Mattress et Mitch Mitchell ( drums ), qui avait accompagné nombre de musiciens et participé à des sessions avec les Pretty Things, les Who ( avant l’arrivée de Keith Moon ), Georgie Fame...
Une plage comme
3rd Stone from the Sun sur le premier album est un parfait exemple de l’amplitude de la vision musicale de Hendrix. Un morceau à peu près instrumental uniquement, d’une certaine longueur et dans lequel un nombre imposant de sonorités, de tempos différents s’enchaînent pour arriver au final au cours duquel Hendrix sous-entend qu’après cela nous n’entendrons plus la musique de la même manière. Ce titre est un voyage sonore dans un monde inconnu où il semble que des volcans entrent en éruption, provoquent des explosions, que des vents violents soufflent sur la surface de cette planète que nous devinons être celle du rêve décrite avec une succession de moments musicaux forts, agités et puis tout à coup l’apaisement, comme un atterrissage… Si Hendrix est sublime dans sa création, les deux autres musiciens ne sont pas en reste de virtuosité et leur apport permet cette alchimie issue de trois talents qui aujourd’hui encore m’impressionnent.
I Don’t Live Today est un autre morceau de bravoure aux paroles significatives qui démontrent que Jimi est dans un autre temps, un autre espace. La fin de ces quelques minutes de folie est étonnante une fois encore sur les plans sonore et rythmique.
Nous étions en plein British Blues Boom, deuxième période, et un musicien de la trempe de Jimi se devait d’inclure un moment bluesy sur son disque.
Red House est là pour cela et c’est encore une fois, un grand moment musical avec une sonorité totalement différente de l’ensemble de l’album.
La face 2 se termine par cette interrogation :
Are You Experienced ? Avec une guitare dont on semble frotter le manche contre un amplificateur avant que la musique n’atteigne encore et toujours un sommet d’invention indiscutable. La question qui constitue le titre est peut être une interrogation du musicien quant à notre état d’esprit après l’écoute du disque. L’un des grands amis de Jimi, Eric Burdon, répondra sur l’un de ses albums
Yes I am Experienced…
Je l’ai déjà écrit ailleurs dans ce travail. Pour ce qui me concerne,
Are You Experienced ? fait partie de ces quelques albums qui ont changé la musique au même titre que
Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles,
Days of Future Passed des Moody Blues,
The Piper At the Gates of Dawn du Pink Floyd, les albums électriques de Dylan
Highway 61 Revisited et
Blonde on Blonde, les premiers Doors,
Disraeli Gears de Cream et l’irruption de Led Zeppelin…
L’industrie fabriquait des pédales de distorsion, wah wah, flange, … sur les indications de Hendrix, des accessoires qui lui permettaient de malaxer les sons, de les triturer, les façonner, en faire quelque chose d’unique qui donne parfois l’impression que 100 guitaristes sont réunis sur un même thème. La production de Chandler et de son équipe est évidemment aussi pour une part importante dans ces démarches de création permanente.
Axis : Bold as Love, avec sa pochette indienne, le second album, est un autre monument. Plus travaillé que le premier disque, plus soigné, maîtrisé au niveau du son aussi. Peut-être avec le recul, l’œuvre la plus aboutie du musicien et de son équipe.
Une fois encore les titres des plages ne sont pas habituels :
EXP
Up From the Skies
Spanish Castle Magic
Wait Until Tomorrow
Ain’t No Telling
Little Wing
If Six Was Nine
You’ve Got Me Floating
Castles Made of Sand
She’s So Fine
One More Rainy Wish
Little Miss Lover
Bold As Love
EXP est présenté comme une station de radio sur laquelle un animateur ( Mitch Mitchell ? ) interroge un voyageur venu de l’espace, en l’occurrence évidemment Hendrix dit Mr Curser, et lui demande si des soucoupes volantes existent réellement ( en jouant avec les mots saucisses et saucers ). Mr Curser répond que comme tout le monde devrait le savoir, on ne peut croire que ce que l’on voit et entend. Il s’excuse ensuite car il doit reprendre son voyage et à la stupéfaction de l’interviewer, les sons se déchaînent alors et l’auditeur croit entendre un engin spatial qui prend son envol vers des contrées galactiques inconnues. La musique se fond ensuite en une belle mélodie rythmée à la pédale wah wah…
Une fois de plus, tous les morceaux sont de qualité. La face A se termine cependant sur une plage d’exception,
If Six Was Nine, dans laquelle le compositeur pose des questions : que se passerait-il si six devenait neuf, si tous les hippies se coupaient les cheveux, si les montagnes s’effondraient dans la mer, si le soleil refusait de briller … Il ajoute qu’il ne se sent pas concerné, qu’il a son propre monde à gérer et qu’il ne va certainement pas « nous » copier. Déjà, peut-être, une interrogation pointue sur ce que nous faisions de la planète… Tout cela enrobé d’une ambiance musicale oppressante, un son qui varie de tonalités et finit en feu d’artifice …
Cette face A compte aussi une autre perle, d’un genre différent, d’une délicatesse et d’une subtilité harmonique superbes.
Little Wing sera d’ailleurs reprise par quantités d’artistes.
D’autres gemmes occupent la face B avec un condensé impressionnant de trouvailles sonores et rythmiques qu’il sera désormais difficile de dépasser.
Et l’album se termine par un autre bijou,
Bold As Love, qui débute tout en douceur pour se terminer par un nouvel effet de décollage vers l’espace avec un son qui va, revient, repart comme si de cette manière, Jimi Hendrix, arrivé à la station
EXP en débutant le disque, repartait vers les espaces infinis.
Inouï.
Le musicien avait sans doute pris son envol à la fin de
Bold As Love pour nous concocter un troisième album, double celui-là, chef d’œuvre incontestable numéro trois,
Electric Ladyland, dont la pochette originale montrant une série de femmes dénudées avait été bannie et remplacée à l’époque où ce genre de chose était mal vu.
Tout le disque est une fois de plus excellent. Démesuré même dans sa qualité parfois. Beaucoup de grands noms interviennent dans certains morceaux Jack Casady du Jefferson Airplane, Brian Jones, Al Kooper, Chris Wood de Traffic…
Il contient trois sommets incontestables.
Voodoo Chile. Long blues bourré de changements de rythme, de soli, avec l’apport exceptionnel de Stevie Winwood à l’orgue Hammond. Une fois de plus, l’auditeur a le sentiment de se trouver par moment au milieu de volcans en irruption tant les sons sont extraordinaires et puissants.
Rainy Day Dream Away/1983 ( A Merman I Should Turn to Be/Moon, Turn the Tides… Gently Gently Away occupe toute la face 3 en une longue suite qui débute par un solo de saxophone ( Freddie Smith ) qui se fond dans une démonstration wah wah puissante avant que le groupe ne nous emmène à nouveau dans un voyage de rêve avec sons spaciaux, changements de rythme, … De toute beauté comme l’est le thème principal lui-même, puissant, large, planant.
Le troisième temps fort est une superbe version de
All Along the Watchtower de Bob Dylan. Le prix Nobel qu’est devenu le Zim à lui-même déclaré qu’ il s’agissait ici de la meilleure adaptation de sa composition. C’est dire…
Les premiers singles et E.P, ces trois albums que nous venons d’évoquer constituent une œuvre monumentale de l’Histoire de la musique. A jamais.
J’ai en effet le sentiment que par la suite, l’inspiration du grand musicien s’est modifiée et il n’a, selon moi, plus jamais atteint des sommets aussi ambitieux que ceux de ces premiers disques.
Band of Gypsies est bon, mais sans plus pour ce qui me concerne, au même titre que
The Cry of Love.
Le rêve était passé et l’O.V.N.I., cet artiste hors norme nous quittait à l’âge de 27 ans après avoir créé en quelques petites années une œuvre inoubliable, chamboulé tous les canons de la musique et en influençant tout le monde au passage…
Thanks a lot, Dear Jimi…